dimanche 28 février 2016

Le « libéral catholique » et le « catholique intégriste »

Une attitude défectueuse provoque quasi inévitablement, par réaction, son opposée par excès. Ainsi en est-il du «libéral catholique » et du « catholique intégriste ». 

Ceux, qui se dénommèrent eux-mêmes « libéraux catholiques », sont, au départ, ces catholiques qui, dès le lendemain de la Révolution sanglante ou comme pris de panique, se sont empressés de manifester leur sympathie pour les idées à la mode, les « libertés » modernes dans l'esprit de 1789, et qui provoquèrent la réaction et les condamnations vigoureuses et répétées du Saint-Siège: Grégoire XVI dans « Mirari vos », du 15 août 1832, contre les thèses de F. de La Mennais ; Pie IX dans « Quanta Cura » et le fameux « Syllabus », du 8 décembre 1864, contre la thèse du « droit commun » ou des propositions comme « l'Eglise doit être séparée de l'Etat et l'Etat séparé de l’Eglise », « à notre époque, il n'est plus utile que la religion catholique soit considérée comme l'unique religion d'Etat, à l'exclusion de tous les autres cultes », « il est faux que la liberté civile de tous les cultes et que le plein pouvoir laissé à tous de manifester ouvertement et publiquement toutes leurs pensées et toutes leurs opinions, jettent plus facilement les peuples dans la corruption des moeurs et de l'esprit; et propagent la peste de l'indifférentisme » etc. ; Léon XIII dans « Humanum genus », en 1884, contre la Franc-maçonnerie et dans « Libertas », du 20 juin 1888, contre les libertés modernes.

Cela n’a pas malheureusement pas calmé ces « libéraux catholiques » dont les disciples ont même, un siècle après, à la faveur de Vatican II, réussi à prendre tous les pouvoirs dans l’Eglise! 

Leur caractéristique est qu’ils vivent dans un état d'incohérence mentale. En effet, ils prétendent avoir des principes - la foi catholique - mais en pratique n'en ont pas vraiment puisqu'ils les remettent en question au contact de circonstances qui leur sont hostiles comme depuis la Révolution. Cette contradiction interne en fait des êtres tourmentés [i] car tiraillés par, d’un côté, la voix des principes ou de leur conscience encore quelque peu catholique et, de l’autre côté, leur faiblesse et leur laxisme pratiques qui les entraînent à les ignorer [ii] et deviennent une habitude de conduite [iii] puis de pensée. 

En réalité, ils semblent ne plus avoir qu’un seul principe, si on peut dire car il sonne plutôt comme les slogans creux des agitateurs révolutionnaires, sans signification réelle ou pour le moins confus: « il faut être de son temps » ou « ouverture au monde » présent. Jésus a certes dit : « vous êtes dans le monde » ; mais aussi : « vous n’êtes pas du monde ». Or n’est ce pas être « du monde » que d’épouser son esprit qui pourtant, surtout depuis le XVIIIème siècle, flatte beaucoup trop le penchant fondamental ou originel de la nature humaine qui n’est malheureusement ni bon, ni noble, loin s’en faut, et quasi irrésistible: l’engouement pour la « liberté » (plutôt la licence), c.à.d. pour l'esprit d’indépendance, d'autonomie, d'affranchissement, d'émancipation de l'homme par rapport à toute autorité même divine (ou de l’Etat par rapport à l’Eglise), l'affirmation insolente des droits de l'homme contre ceux primordiaux de Dieu ?

L’attitude à l’extrême opposé ou « catholique intégriste » a été bien montrée, lors de la crise de 1892 en France, celle du fameux « ralliement » sous et contre Léon XIII, par un observateur des plus autorisés et qualifiés :

« M. Piou (catholique simplement romain ou « ultramontain » ; donc, à l’époque, ni gallican, ni libéral) et ses amis formèrent à la Chambre un groupe de députés qui prit le nom de « droite constitutionnelle »; quelqu'un leur donna le nom de « ralliés » et on désigna ensuite sous ce nom tous ceux qui adoptèrent la politique du St Siège (…) Mais il fut âprement combattu par les monarchistes et spécialement par le comte d'Haussonville dans son discours de Nîmes (…) La lutte soutenue pendant quinze ans par le parti catholique (monarchistes etc.) pour la défense des libertés religieuses avait été presque entièrement stérile parce qu'elle était en même temps dirigée contre la forme de gouvernement. Le groupe de M. Piou, parce qu'il s'appuyait sur les indications et les directions du St Siège, se maintint malgré les attaques et exerça une grande influence tant à la Chambre que sur le terrain électoral (…) (Mais) les calomnies les plus acerbes, les sarcasmes, les injures plurent sur la « droite constitutionnelle ». Ses membres furent appelés des hypocrites, des traîtres, des infidèles, des lâches, des sépulcres blanchis capables de trahir la république comme ils avaient trahi la monarchie (…) L'adhésion de M. Piou et de ses amis à la république aurait été une vraie capitulation sur les principes religieux, une acceptation non seulement de la forme républicaine mais encore de la législation hostile à l'Eglise. P. de Cassagnac dans « l'Autorité » fit pendant plusieurs années le métier de dénigrement à jet continu, prétendant donner des leçons à tous, au pape, au secrétaire d'Etat, au nonce et aux évêques, s'arrogeant modestement le rôle de vrai et héroïque défenseur de la religion catholique (…) Il scinda l'encyclique n'acceptant que ce qui lui convenait et omettant tout le reste (…) Malheureusement beaucoup d'autres monarchistes suivirent son pernicieux exemple. La fureur radicale et l’exaspération monarchique se coalisèrent de nouveau contre les directions pontificales: au fond, l'encyclique rencontrait les mêmes adversaires qu’avait rencontré le toast du Cardinal Lavigerie » [iv]. 

Porter un jugement de fond sur cette question du « ralliement », encore très sensible en France, n’est pas l’objet de cet article [v]; mais juger la façon de réagir des « intégristes », à supposer même que le pape ait commis là une faute majeure. La caractéristique de « l'intégriste » est donc, comme on le voit ci-dessus, exactement à l’opposé de la grande faiblesse du libéral sur les principes : il est ferme [vi] mais avec des manières très excessives et par conséquent non moins nuisibles au bien commun (comme à son âme...). Car il est incapable de tolérer (au sens catholique et non libéral du terme) ou de souffrir que la réalité soit contraire à l’idéal à atteindre. Il se cabre, il se révolte par impatience contre la première et voudrait de force ou par violence (et par faiblesse...) la rendre conforme au second [vii]. Il applique de façon raide ou rigoriste les principes ; il confond le domaine de la contingence, qu’est le concret, et celui du nécessaire qu’est le théorique ou le spéculatif. Il ne distingue plus la remise en cause des principes eux mêmes et leur application plus ou moins limitée par les circonstances concrètes et continuellement changeantes qui y font souvent obstacle. Il a une interprétation tellement rigide de « vous n’êtes pas du monde » qu'il n'est pour ainsi dire plus « dans le monde » mais dans « son » monde! De même du « proclame la parole, insiste à temps et à contretemps, reprends, menace » [viii] dont il oublie la suite: « toujours avec patience »... ; et dont il fait une façon de parler ou d’agir sans discernement, sans tenir compte ou trop peu des circonstances. 

A l'ouverture au monde obsessionnelle du libéral, il oppose un rejet total ou non moins déséquilibré du monde présent qu’il confond avec la haine légitime du péché. Il dénigre cette juste ouverture d'esprit, effet de l'humilité, qui consiste à savoir honnêtement reconnaître ce qu'il y a de bien, voire de mieux, chez autrui, fût-il notre adversaire, que chez soi; en ne voyant donc que du mal. Ainsi borné et orgueilleusement renfermé sur sa manière à lui de voir le réel, si on peut dire..., il est incapable de prendre vraiment conseil, comme le veulent les vertus de prudence et d'humilité, sinon qu'auprès de ceux qu'il sait d'avance penser exactement comme lui... Il ne peut donc prendre les décisions pratiques vraiment sages, éclairées ou équilibrées, même dans un sens favorable à ses propres principes.

Il veut tout et tout de suite dans l’application sociale, comme dans la profession personnelle, de la foi [ix]; ou rien. Il tombe ainsi dans la fameuse « politique du pire »[x], signe de faiblesse, de désespoir ou suicidaire, qui, face à la « politique du moindre mal » du libéral, n’est qu’une autre de ses réactions excessives. Cette dernière politique est, certes, pusillanime et inacceptable car on ne peut jamais vouloir le mal aussi léger soit il ; mais il est incapable d'envisager la seule vraie politique, la « politique du possible » qui, sans renier du tout les principes, tient compte avec soin, prudence et vrai courage de chacune et de toutes les circonstances [xi]; qui est la politique vraiment réaliste. Son côté paradoxal et cocasse est que lui, qui se réclame, en général, à cor et à cri de la philosophie réaliste (aristotélico-thomiste), se comporte de fait en idéaliste pur et dur; alors qu'à l'inverse, celui qui se range philosophiquement plutôt dans le camp moderne, idéaliste ou utopiste, pèche finalement par cet excès de réalisme qu’est le pessimisme (en se décourageant d’emblée face à l’adversité)! 

Un autre paradoxe est que celui qui tient tant au triomphe immédiat, voire violent, de ses principes ou de sa foi dans la sphère de la vie publique comme dans celle de sa vie privée, obtient l'effet exactement inverse car, par son faux zèle apostolique ou par son zèle amer, il agit comme un épouvantail [xii] et provoque une réaction opposée, comme le montre l'histoire où l'on ne voit pas qu'un tel état d'esprit ait jamais contribué au progrès des bonnes causes ainsi défendues, au contraire (cf. ci-dessus). 

La vertu morale est un juste et difficile milieu car elle consiste à se maintenir sur un sommet ou sur une ligne de crête d'où l'on peut glisser soit dans un défaut, soit dans un excès.

Le défaut est ici la lâche présomption du libéral qui ne cherche même plus à éloigner ou à combattre autant que possible le mal, dans la vie publique comme dans la vie privée. Car il est au fond pusillanime, il baisse vite les bras donc s’en arrange facilement et finalement ne le considère même plus comme tel mais comme un bien ! 

L’excès opposé est la crainte de l'intégriste face au mal avec la fébrilité qui est toujours à l’affût de l’actualité – on branché sur internet... - à laquelle il prend l’habitude de réagir sans le recul nécessaire donc de façon superficielle, émotionnelle, irrationnelle et inefficace ; mais aussi avec aigreur, discourtoisie, dureté (à ne pas confondre avec la fermeté) et, en un mot, avec manque de charité; ce qui en définitive ressemble fort à la pusillanimité du libéral et explique qu’on puisse voir sans trop de problème passer d’un extrême à l’autre... Car, au fond, l’un et l’autre manquent de foi ou de confiance en J.-C. qui a dit que Dieu « ne permet jamais qu'on soit tenté au delà de nos forces »; qu’à tout instant, quelles que soient les circonstances indépendantes de notre volonté, Il veille autant sur chacun en particulier, comme s'il était unique au monde ou la prunelle de ses yeux, que sur l'ensemble de tout l'univers; donc qu’Il proportionne ses secours à la difficulté permise par Lui et tant qu'Il la permet.

L’attitude vertueuse et surnaturelle - les précédentes ne sont que trop naturelles et humaines ! - , la ligne de crête est donc, en l'occurrence, la juste, douce et paisible [xiii] confiance à avoir envers la Providence, en la suivant pas à pas, sans la précéder ou sans impatience, grâce à ses indications que sont toutes les circonstances indépendantes de nos volontés mais voulues ou permises par Elle afin de nous exercer justement à la patience, la vertu maîtresse des forts, hors de laquelle il n’y a pas de salut, aucune vraie réussite au temporel comme au spirituel, comme aucune vraie charité!

Bertrand Y.
[i] cf. « Libéralisme et catholicisme », Abbé A. Roussel, 1926

[ii] à bien distinguer de la fragilité de tout homme pécheur qui l’entraîne à ne pas toujours agir en accord avec ses propres principes mais sans y avoir renoncé. 

[iii] nier par ses actes un seul principe de la foi ou de la morale catholiques revient à ne plus être catholique car tout homme agit naturellement ou doit agir en conformité avec ses convictions intimes. Le catholique doit donc professer ses convictions intimes de foi, éventuellement jusqu'au péril pour sa vie, sous peine de perdre ou de renier la foi catholique. Ainsi semble t il plus juste de parler de « libéral catholique » que de « catholique libéral » puisque libéral « substantiellement » (philosophiquement et analogiquement parlant); et catholique par « accident » (de même).

[iv] Cal Ferrata, nonce à Paris

[v] cf. notre autre article « Le pape Léon XIII et « la plus grande des nations »»

[vi] à l’inverse, il semble plus juste de parler de « catholique intégriste » que d’ « intégrsite catholique » puisque catholique « substantiellement », la foi étant le fondement et la substance de l’identité catholique ; et intégriste par « accident » (ce qui peut néanmoins être aussi par habitude).

[vii] peut donc user concrètement des mêmes moyens que ceux qu'il condamne en théorie chez les révolutionnaires

[viii] Ep. à Timothée, 2, 4

[ix] alors que l'histoire montre au contraire que le bien – à commencer par sa propre sanctification - s'accomplit toujours de façon progressive, lente, non violente ou sans bruit, à moins de miracles par définition exceptionnels (le déluge, par ex.) sur lesquels il ne faut donc a priori pas compter; ce qui n'empêche pas de les demander parfois dans la prière.

[x] le mot « intégrisme » serait apparu en Espagne, au XIX, lors de l’opposirion entre les « carlistes » (monarchistes d'Ancien Régime et « intégristes ») et les « alphonsistes » (monarchie constitutionnelle au pouvoir). A la politique « du moindre mal » de ces derniers, les premiers opposèrent la politique « du pire » : refuser de soutenir électoralement le parti au pouvoir (somme toute légitime en soi) contre le péril révolutionnaire en espérant ainsi une réaction salvatrice en leur faveur, cad en prenant sciemment le risque d'une guerre civile (la fin ne justifie pas le moyen!). D’où l’accepttion péjorative qu’aurait prise le mot chez les esprits cultivés puis dans l’inconscient collectif « formaté » par eux.

[xi] et compte tenu du principe moral dit du « volontaire indirect »

[xii] qui peut malheureusement justifier l'amalgame avec certains fanatiques musulmans, qualifiés « d'intégristes » 

[xiii] « Je vous laisse la paix; Je vous donne ma paix. Ce n'est pas comme le monde la donne que je vous la donne. Que votre coeur ne se trouble pas, ne s'effraie pas ! », St Jean, 14, 23

samedi 20 février 2016

Le pape Léon XIII et « la plus grande des nations »

En 1892, ce pape recommanda aux Français la soumission au régime républicain restauré en 1871, sous le nom de IIIème République, à la chute du Second Empire ; d’où est née la fameuse querelle du « ralliement » entre les catholiques qui suivirent la recommandation papale et leurs adversaires qui lancèrent cette accusation. Accusation infamante au moins dans la forme mais caractéristique, comme nous l’avons montré [i], de l’attitude habituellement excessive des « intégristes » [ii]. Pour tenter de juger sur le fond et sereinement cette question nous allons nous efforcer de suivre l’avis très sage et très équilibré de Mgr Marcel Lefebvre : « il est certain que les papes Léon XIII et Pie XI avaient la hantise des relations avec des gouvernements de fait, même s’ils étaient maçonniques et révolutionnaires. Cela n’a pas atteint leur doctrine mais était une certaine expression de tolérance, surtout chez Léon XIII. Cependant ils ont donné par leurs actions l’exemple d’une illusion grave sur leurs interlocuteurs » [iii].

La doctrine ou l’orthodoxie du pape est irréprochable, nous affirme le grand évêque, car, en l’occurrence, bien qu’à titre personnel, ne serait ce que par ses origines nobles, on puisse penser qu’il avait probablement plus d’inclination naturelle pour le régime monarchique, il est néanmoins le parfait porte-parole de la pensée de l’Eglise qui, notamment dans les écrits de St Thomas d’Aquin, si hautement et chaleureusement recommandés par lui-même qui les remit à l’honneur dans les séminaires, reconnait la république comme l’un des régimes bons en soi. Et l’on ne peut absolument pas le soupçonner de la moindre sympathie pour les graves erreurs du libéralisme philosophique [iv] qui est devenue la doctrine à la base de tous les régimes, monarchies comprises, depuis la Révolution. Et cette accusation est d’autant plus injuste qu’il avait, peu avant, renouvelé pour les catholiques italiens le « non expedit » [v] face à l’usurpation par les révolutionnaires italiens du pouvoir temporel et légitime des papes sur les Etats pontificaux.

Mais une telle décision s’imposait certainement à ses yeux pour la France parce que la république, en tant que régime, y était désormais établie ou acceptée de façon à peu près paisible par une majorité de citoyens; et parce qu’en attendant mieux [vi], la paix sociale ou l’absence de guerre civile fait partie en premier lieu du bien commun.

De même, pour la défense du sacro-saint principe d’autorité contre son contraire qu’est l’esprit de révolte ou révolutionnaire. Car aucune société ne peut exister ou subsister sans ce premier fondement naturel qu’est une autorité suprême que l’ensemble de ses membres respecte en s’y soumettant pour tout ce qui n’est pas formellement contraire à la loi divine, cette autorité fût-elle loin d’être parfaite. Il le fit comme son prédécesseur, Grégoire XVI, qui, en 1832, condamnait les catholiques polonais se révoltant contre le pouvoir impérial russe et qui ne manifestait bien sûr pas ainsi sa préférence pour le tsar schismatique!

Ceci n’est il pas dans la droite ligne de la parole divine qu’est notamment, dans les Stes Ecritures, l’enseignement du grand Apôtre Paul recommandant aux esclaves chrétiens de demeurer soumis à leurs maîtres même païens ? Car il y a plus de mérite surnaturel, dit-il, à supporter patiemment et sans violence (externe et interne) des maîtres difficiles que des maîtres faciles ou parfaits.

Si la question de la possibilité du régicide a été débattue par les théologiens dans les siècles passés mais jamais résolue, tranchée ou approuvée de façon définitive par l‘autorité suprême de l‘Eglise, c’est sans doute en raison de l’importance capitale à défendre ou à sauvegarder ce principe fondamental ; donc en raison du grand danger corrélatif à sembler favoriser la révolte des sujets contre l’autorité; ou parce que c'est bon sens élémentaire, de la part d’une autorité, que de ne pas scier la branche sur laquelle elle est assise !

L’un des cardinaux du pontificat de Léon XIII, le fameux évêque de Poitiers, Mgr Pie qu’on ne peut soupçonner de servilité envers le pouvoir temporel, aurait-il été choisi comme prince de l’Eglise [vii] s’il n’y avait pas eu identité de vues [viii] entre eux sur un point aussi important, aux yeux du souverain pontife, que les bonnes relations autant que possible entre l’Eglise et les Etats [ix]? Or voici ce qu'il écrivait au moment de la naissance du Second Empire (qui ne fut finalement guère plus favorable à l’Eglise que les Ière, IIème et IIIème Républiques):

« Quand Dieu, dans ses desseins mystérieux et impénétrables, prend par la main un homme, quel qu'il soit, pour l'élever à la gloire d'être, ne fût-ce que momentanément, le chef d'une nation comme la France, il lui offre toujours des grâces au moyen desquelles il pourra, si sa volonté y correspond, accomplir utilement sa mission » [x].

Pour preuve que ce grand pape, surtout dans le contexte, depuis 1879, de l’arrivée au pouvoir de J. Ferry avec toutes les lois votées contre l’Eglise (contre son enseignement et ses congrégations ; pour la laïcisation de toute la vie publique), espérait un retour de l’Etat ou du gouvernement français à sa vocation première, exclusivement œuvre de ses rois, est cette parole qu’il a adressée au R. Père Lermus, o.m.i.:

« Je crois que la France sera sauvée par la Ste Vierge et par le Sacré Cœur, par Lourdes et par Montmartre. Une nation, qui a ces deux manifestations de l’amour du Ciel, ne peut périr. Mais elle deviendra la plus grande des nations ! » [xi].

Et il avait, dit-on, l’habitude de dire chaque jour cette courte prière composée par lui-même :

« Ô Marie conçue sans péché, regardez la France, priez pour la France, sauvez la France ! Plus elle est coupable, plus elle a besoin de votre intercession. Un mot à Jésus reposant dans vos bras et la France est sauvée ! Ô Jésus, obéissant à Marie, sauvez la France ! »

Comment ce pape eût-il parlé et prié ainsi s’il avait été satisfait du nouveau gouvernement en France?!

Et les événements de l’époque semblaient déjà lui donner raison :

« Le mouvement du pèlerinage a étonné le monde qui croyait cette pratique révolue et périmée ; au contraire, Lourdes a attiré les foules dès le début des apparitions et fait reprendre la route des fidèles vers Rome, Jérusalem, Poitiers, Tour, Paray le Monial, Rocamadour, Le Puy. La France renoue ainsi avec son passé. Face à la société civile qui dès 1880 voudrait éradiquer la foi en France, en expulsant les congrégations religieuses et en essayant de former elle-même les consciences des enfants par ses écoles laïques, le vaste mouvement des pèlerinages à Lourdes conforte la foi des chrétiens devant tant d’hostilité (…) Ainsi Lourdes devient en cette période si troublée pour la foi, où le pape lui-même est de plus en plus isolé, le grand refuge de la chrétienté » [xii].

Ainsi que cette belle prière lors de la Manifestation de la France à Lourdes en 1872 :

« O Vierge immaculée, N. D. de Lourdes (…), nous sommes venus, envoyés de tous les départements de notre France, vous rappeler que notre peuple est votre peuple et, qu’obéissant à votre voix, il veut de nouveau vous dire qu’en vous est sa foi et sa confiance (…) Nous venons vous demander de nous ramener à votre cher Fils Notre Seigneur ; nous venons pour que vous obteniez pour la France pardon et miséricorde. Nous promettons de redevenir chrétiens, nous voulons faire réparation publique des outrages qui sont faits à la divinité de notre bien aimé Sauveur Jésus-Christ (…) Refaites la France en nous rendant nos malheureux frères ! Elle est toujours la fille aînée de l’Eglise, elle croit, elle aime, elle prie ; et Vous êtes sa Reine. Elle est sûre de son salut et de redevenir par vous la vieille et puissante nation catholique (…) Que Dieu la reprenne comme sa fille aînée, qu’Il l’élève au dessus de tous les peuples de la terre, que ses ennemis deviennent l’escabeau de ses pieds ! Amen».

Il n’y a aucune opposition mais parfaite continuité entre cela et la fameuse déclaration de l’illustre successeur de Léon XIII élevé à l’épiscopat [xiii] et au cardinalat [xiv] en pleine connaissance de cause par son prédécesseur:

« Le peuple qui a fait alliance avec Dieu aux fonts baptismaux de Reims se convertira et retournera à sa première vocation (…) Les fautes ne seront pas impunies mais la fille de tant de mérites, de tant de soupirs et de tant de larmes ne périra jamais. Un jour viendra (…) où la France (sera) comme Saül sur le chemin de Damas (…) » [xv].

Y aurait-t-il eu, par contre, opposition entre ces deux grands papes à cause de l’autre affaire, aussi célèbre que le « ralliement », que fut celle du refus par Pie X des « Cultuelles », pourtant approuvées par la grande majorité de l’épiscopat français [xvi], lors de la crise engendrée par la loi de Séparation ? Est il vrai que, comme n’a pas craint de l’écrire récemment un publiciste, sûr de trouver là un écho favorable chez certains « intégristes » de ce XXIème siècle commençant : « La politique ecclésiastique de St Pie X, opposée à celle de son prédécesseur, représente, en ultime analyse, une condamnation historique du ralliement » [xvii]?

Léon XIII avait demandé aux catholiques français d’accepter la république comme nouveau régime mais non en tant que laïciste. St Pie X n’a pas demandé aux mêmes catholiques de ne plus soutenir la république en tant que régime mais seulement de résister à ou de refuser son laïcisme. Où est donc l’opposition sous ce rapport ? Où est la condamnation historique du ralliement ?

Léon XIII a fait une concession politique et nullement doctrinale en espérant un arrêt des mesures anticatholiques. St Pie X, en refusant le régime commun des « cultuelles » accordé par l’Etat à la religion catholique, comme à toute autre religion, n’a fait aucune concession car, en l’occurrence, elle aurait d’abord été doctrinale avant d’être politique. Où est donc l’opposition sous cet autre rapport ?

Léon XIII espérait qu’en échange de la reconnaissance publique et bienveillante, sans contreparties explicitement exigées [xviii], par le pape lui même de la légitimité de la république en tant que régime (non en tant que libérale et anticatholique), les catholiques français (ni libéraux, ni « intégristes ») pourraient amadouer ses gouvernants (libéraux et anticatholiques) ou les faire renoncer à l’exécution de leur plan de destruction de l’influence dominante de l’Eglise sur la société civile, notamment par l’enseignement. Il n’en fut rien!

St Pie X, au moins fort de l’expérience apportée par les évènements (entre 1891 et 1906), ne pouvait plus avoir aucune illusion. Il a alors appliqué à la vie temporelle le fameux adage de la vie spirituelle [xix] : « on ne discute pas avec le diable », qui est menteur et homicide [xx] depuis le commencement, dans la mesure où certains hommes se comportent exactement comme lui, se révèlent donc être malheureusement ses suppôts!

Comment peut-on alors en arriver à dire, comme le même publiciste : « d’une tendance politique aux concessions et au compromis, il faudra conclure que Léon XIII est un esprit libéral » ?! Si, en effet, le libéral accepte des compromis, c’est sur les principes en étant capable d’agir en contradiction flagrante avec les intangibles dogme et morale catholiques, comme avec la liberté religieuse (opposée au dogme « hors de l’Eglise point de salut ») et l’œcuménisme (opposé à la vraie tolérance du mal) à Vatican II. Léon XIII a-t-il accepté de tels compromis avec les ennemis du catholicisme? Nullement mais, encore uns fois, seulement au niveau politique ou diplomatique, ce qui en soi n’a rien d’immoral : tous les concordats sont des compromis ou des concessions de l’Eglise par rapport à des gouvernements plus ou moins hostiles comme en France depuis la Révolution ! Il n’a donc rien de libéral, ni en théorie, ni en pratique, ni en esprit !

Il a, par contre, pu pécher par excès de bonté sacerdotale ou par manque de réalisme, en s’illusionnant paternellement sur le degré de malice des nouveaux ennemis de l’Eglise à l’œuvre depuis le XVIIIème et encore de nos jours. Alors que St Pie X, qui avait été bien plus sur le terrain, davantage au contact de la grande misère surtout morale de l’humanité que son aristocratique et diplomate prédécesseur, avait vraisemblablement plus les pieds sur terre. Il y a là, si on veut, une certaine mais somme toute légère opposition entre les deux personnalités papales, une différence de caractère et non de doctrine !

Néanmoins « exemple, chez Léon XIII, d’une illusion grave, dit Mgr Lefebvre, sur leurs interlocuteurs » par ses conséquences comme, continue t il, chez les papes après Pie XII qui montrèrent, eux, en plus, de graves faiblesses doctrinales ou sympathies pour le libéralisme ou le « modernisme ». Conséquences gravissimes qu’est actuellement l’athéisme au moins pratique de tout un peuple à cause du laïcisme que n’a, certes, pas su ou pu tuer dans l’œuf Léon XIII ; et que sont la prolifération de l’islamisme radical jusque dans cette population autrefois très catholique à cause de l’affadissement de l’enseignement et de l’irénisme d’un Concile. « Illusion grave » de ce dernier quant aux desseins inavouables de la Franc-maçonnerie, mère de la liberté religieuse; et sur les autres religions dont la plupart se moquent totalement de l’œcuménisme qui n’est donc qu’à sens unique...

Bertrand Y.

[i] cf. notre autre article : Le « libéral catholique » et le « catholique intégriste »

[ii] accusation totalement fausse (calomnie!) des « intégristes » : « M Piou (à qui je me plais à rendre un hommage mérité) (…) toujours respectueux des décisions du St Siège et ses amis formèrent à la Chambre un groupe de députés qui prit le nom de « droite constitutionnelle » ; quelqu'un leur donna le nom de « ralliés » et on désigna ensuite sous ce nom tous ceux qui adoptèrent la politique du St Siège » (témoignage du Cal Ferrata qui fut nonce à Paris). On établira sans difficulté des parallèles avec des situations analogues de notre époque.

Le jugement téméraire, comme celui de « ralliement », est donc l’un des travers des « intégristes » et l’une des causes de leurs positions. Voici ce que dit un historien à propos du Secrétaire d’Etat de Léon XIII, le Cardinal Rampolla, accusé par eux d’être franc-maçon: « Une telle appartenance n’a jamais été évoquée, à l’époque, ni dans les dépêches et rapports des diplomates, ni dans les écrits des participants au conclave (de l’élection de Pie X), ni même par les « intégristes » de la Sapinière (sous Pie X). Ce n’est qu’après le pontificat de Pie X que la rumeur a commencé à se répandre. On peut penser que si en 1903 (ou sous Léon XIII) il y avait eu le moindre soupçon à ce sujet, le Cal Sarto devenu pape aurait écarté le Cal Rampolla de toute fonction publique dans l’Eglise. Or, si celui-ci perdit la charge de Secrétaire d’Etat, il conserva sous le pontificat de Pie X la plupart des autres charges et en obtint de nouvelles ». A propos du véto de l’empereur d’Autriche qui empêcha l’élection de Rampolla, le même historien montre que les raisons en étaient des ressentiments d’ordre politique comme l’appui du cardinal aux Slaves dans les Balkans (in « St Pie X, réformateur de l’Eglise », Y. Chiron, 1999).

[iii] « Réflexions sur Gaudium et Spes », 8 décembre 1990

[iv] cf. son encyclique magistrale « Libertas » du 20 juin 1888

[v] la déclaration de la non opportunité de toute participation aux élections politiques, formulée par la Sacrée Pénitencerie en 1874; cette interdiction avait été traduite par l'abbé Margotti dans le slogan populaire « ni électeurs, ni élus ». La prohibition ne visait toutefois par les élections administratives provinciales et communales.

[vi] « politique du possible » ou réaliste de l'ex-Cardinal Pecci (Léon XIII) à qui l’on doit la remise à l'honneur du thomisme, de la philosophie réaliste par excellence, notamment dans les séminaires

[vii] créé cardinal en 1879, un an avant sa mort, alors que Poitiers n’était pas un siège épiscopal « cardinalice ».

[viii] cf. Histoire du Cal Pie par Mgr Baunard

[ix] réussies par ailleurs : en Allemagne et en Suisse (fin du Kulturkampf); en Irlande et aux Etats-Unis etc.

[x] « Dictionnaire Pratique des Connaissances Religieuses », 1925, art. «Pie »

[xi] Chantal Touvet(CT), historienne de l’art et conservatrice de collection d’art religieux, collaboratrice de R. Pernoud et Mgr Branthomme, in « Histoire des sanctuaires de Lourdes de 1870 à 1908 : la vocation de la France », NDL, 2008

[xii] CT, p 653

[xiii] « Si le diocèse de Mantoue n’aime pas son nouveau pasteur, il prouvera qu’il est incapable d’aimer qui que ce soit car Mgr Sarto est le plus vénérable et le plus aimable des évêques », déclara le souverain pontife à la sortie de l’entrevue avec son futur successeur qu’il avait voulu nommer spécialement à cette place en raison de grandes difficultés à affronter

[xiv] 3 jours seulement après l’avoir élevé au siège patriarcal de Venise, ce qui ne s’était jamais vu et montre que le souverain pontife, déjà très âgé, voulait donner à St Pierre le meilleur successeur possible...

[xv] St Pie X, allocution aux cardinaux de nov. 1911

[xvi] les 30 mai et 1er juin 1906, l’épiscopat français tint une réunion plénière. Au scrutin secret, par 48 voix contre 26, la majorité déclara qu’il y avait lieu de chercher un modus vivendi qui permit de créer des associations à la fois légales et canoniques. Un 2nd vote, par 56 voix contre 18, adopta la projet présenté par l’archevêque de Besançon dont la base n’était autre que le projet des « Cultuelles » approuvé par le gouvernement.

[xvii] Roberto de Mattei in « Correspondance européenne » du 31 janvier 2016

[xviii] par un nouveau concordat, par exemple

[xix] avec cependant modération, force et suavité ou analogiquement car les hommes, aussi méchants soient ils, ne sont quand même pas des démons à strictement parler !

[xx] en recherchant la mort surtout spirituelle et éternelle des hommes; mais aussi parfois la mort physique en suscitant toutes les persécutions sanglantes contre l’Eglise

vendredi 12 février 2016

Le Cardinal Baudrillart et Monseigneur Lefebvre, fils éminents de France et de l’Eglise

En des temps où une rare médiocrité de l’esprit et des mœurs est reine, à tous les degrés de la société humaine, il est édifiant et revigorant pour l’âme de s’arrêter sur de très belles figures du passé pas nécessairement éloigné. Henri-Marie-Alfred Baudrillart est à l’évidence l’une d’elles, l’une des gloires de la France (qui l’a fait, entre autres, Commandeur de la Légion d’Honneur) et de l’Eglise. Il vécut à peu près exactement à cheval sur les deux derniers siècles : né et mort à Paris en 1859 et 1942.

Ceux-ci furent, certes, déjà riches en évènements déplorables dont la signification et la grande gravité suffisent à expliquer en majeure partie nos immenses malheurs présents ; puisqu’ils virent les premiers triomphes de la nouvelle ère révolutionnaire inaugurée juste avant eux et qui ne cesse depuis de ruiner de fond en comble le chef d’œuvre magnifique laborieusement édifié sur notre terre par nos aïeux pendant dix-huit siècles : la civilisation judéo-chrétienne et française! Celui qui deviendra, entre autres titres glorieux, prince de l’Eglise (archevêque et cardinal), de la pensée (docteur es-lettres et en théologie) et de la langue (académicien), est lui-même un chef d’œuvre de l’intelligence et de la grâce, une personnalité d’une noblesse comme on n’en fait plus et en laquelle se récapitule magnifiquement cet héritage incomparable !

Il est vrai qu’il pouvait bien y avoir quelque chose d’inné en cette intelligence hors du commun qui, telle un chêne magnifique qui puise sa substance par ses racines plongeant en de multiples strates fertiles, est le fruit de plusieurs générations familiales qui s’étaient avant lui élevées au faîte de la pensée : « vous rentrez aujourd’hui dans la maison de votre famille, lui dit l’académicien qui le reçut officiellement sous la Coupole. Votre arrière grand-père, votre grand-père, votre père furent membres de l’Institut (...) Dès que vous avez marché, vos pas inégaux ont mesuré les gros pavés moussus de nos cours (...) Treize membres de votre famille appartenaient alors à l’Institut » !

Ainsi bien dotée au départ, puis avec l’incomparable émulation d’un climat familial des plus sérieux et sévères, comme grâce aux meilleures institutions et aux meilleurs maîtres, mais surtout par l’application au travail la plus précoce, la plus assidue et la plus persévérante, on doit à cette intelligence d’avoir été lauréate des concours les plus prestigieux (concours général à 13 ans, Ecole Normale à 19 et agrégation à 22) et, ayant à peine passé 30 ans, l’auteur d’une thèse de doctorat en histoire, entre autres, de plus de 3000 pages et récompensée d’un double prix par l’Académie elle même...

A ces pour le moins excellentes aptitudes d’esprit s’ajoutent de non moins excellentes dispositions d’âme grâce notamment, comme la plupart du temps, à l’influence de la mère (fille aussi d’académicien) qui obtint du père l’entrée au Collège des prêtres plutôt que dans les lycées parisiens les plus renommés ; et qui lui adressa ce magnifique avertissement, aux accents de celui d’une Blanche de Castille à son propre fils, le futur St Louis: « mon enfant, tu vas entrer au collège. Pour la première fois, à l’éducation que te donneront tes parents va se joindre celle de tes maîtres ; tu apprendras bien des choses ; demande au Bon Dieu que tout cela soit pour sa gloire » ! On ne s’étonnera pas qu’à pareille double école, non seulement la résolution de devenir prêtre fut irrévocablement prise dès l’âge de 17 ans mais, fait bien plus remarquable, qu’elle demeura intacte pendant les 15 années passées ensuite sur les bancs des classes préparatoires et de l’Ecole Normale puis dans les chaires d’enseignant en collège et en université afin de satisfaire les légitimes ambitions... paternelles!

Mais un être aussi exceptionnel pouvait il, à l’âge désormais de 31 ans, emprunter la voie commune vers le sacerdoce ? Il choisit d’allier l’état de perfection (vœux de religion) à la prêtrise en entrant à l’Oratoire. Il est vrai que son supérieur était, alors, le cardinal Perraud, lui-même normalien et académicien ; et qu’à ce jour, il y a eu 17 académiciens (sans compter tous ceux, bien plus nombreux, qui ne furent membres que de l’Institut...) pour cette seule congrégation en 4 siècles d’existence ! Il faut donc reconnaître qu’il y avait pour le jeune Baudrillart une certaine prédestination à y entrer! Il ne fut ordonné qu’au bout de 3 années de théologie (doctorat 2 ans plus tard) suivies aux Carmes, c.à.d. à l’Institut Catholique de Paris, probablement afin de reprendre, dès 1894, la chaire de Maître de Conférences en histoire qu’il y occupait déjà, depuis 1883, de façon sans doute très remarquée.

On ne s’étonnera pas qu’il reçoive ensuite la charge du même Institut. C’était en 1907, en plein règne de Pie X et surtout en pleine crise du « modernisme » qui divisait notamment le clergé français et qu’allait vigoureusement condamner, comme « collecteur de toutes les hérésies », ce saint pape (encyclique « Pascendi » de 1908). Il ne fait aucun doute qu’une telle nomination, alors doublement importante, ait été contrôlée et approuvée par Rome qui élèvera, l’année suivante, le nouveau Recteur à la dignité de Prélat de sa Sainteté. De même pour l’autre lourde charge qu’il recevra en même temps, celle de vicaire général pour le grand diocèse de Paris.

Ce qui suit, mais qui est en réalité survenu juste avant ces deux années chargées d’honneurs, confirme et explique tout à fait cette approbation romaine, garantie alors d’orthodoxie. C’est dans cette vie l’évènement qui la caractérise peut être plus qu’aucun autre trait. Avec la loi de Séparation de 1905, on était aussi en pleine crise grave entre, d’une part, l’Eglise en France et à Rome, et, d’autre part, le gouvernement français. Celui-ci ne reconnaissant plus, dans un pays encore catholique à plus de 90%, cette religion comme seule religion officielle, il s’ensuivit qu’il voulut lui donner comme nouveau statut celui accordé à et commun avec les autres religions (les « cultuelles ») pratiquées par un nombre insignifiant de Français de l’époque. Ce projet gouvernemental est soumis à Mgr Baudrillart en même temps qu’à l’ensemble des évêques. De leur côté, ceux-ci l’approuvèrent à une large majorité ; de son côté, celui là émit confidentiellement l’avis suivant : « quoi qu’on puisse dire, soyez sûr que le pape rejettera la loi ! ». En effet, six mois plus tard, le 10 août 1906, St Pie X la rejeta [i]... La suite est alors logique : sacré évêque titulaire en 1921, nommé Assistant au trône pontifical en 1925, archevêque titulaire en 1928 et enfin cardinal en 1935 ; sans parler de son appartenance à plusieurs Congrégations romaines.

Il faut donc souligner la clairvoyance exceptionnelle dont le futur cardinal fit preuve en 1906 et que sa grande intelligence ne peut suffire à expliquer. Pour la comprendre, qu’on nous permette le rapprochement avec l’autre haute personnalité du clergé français que fut, dans la deuxième moitié du XXème, Mgr Marcel Lefebvre promis aussi, sous Pie XII, au chapeau cardinalice si n’étaient survenus à Rome, après ce grand pape, les très graves événements que l’on sait ! Dans sa grande humilité, ce saint évêque avouait, devant ses séminaristes, qu’avant sa propre entrée au séminaire, au début des années 20, il ne comprenait pas vraiment ce qu’il y avait de mal dans la loi de Séparation, lui le futur et incorruptible pourfendeur de la liberté religieuse, comme de l’œcuménisme, de Vatican II ! Et que c’est son séminaire, à Rome, avec en particulier l’étude commentée des encycliques papales du XIXème, qui le lui fit comprendre parfaitement. Il en conçut, dès lors, un attachement indéfectible à l’esprit romain auquel s’oppose l’esprit gallican et libéral. Il y a donc cette grande et essentielle ressemblance, et sans doute encore d’autres (comme d’avoir eu raison contre la grande majorité des évêques...), entre ces deux grands princes de l’Eglise et grands français. Ce qui est encore remarquable pour Mgr Baudrillart, c’est qu’il ne fut pas formé à Rome ; mais il avait une connaissance profonde de l’histoire en général et de l’histoire de l’Eglise en particulier. Il suffit de lire ses Conférence à Notre-Dame de Paris, au Carême de 1928, sur « la vocation catholique de la France et sa fidélité au St-Siège à travers les âges » pour s’en convaincre et tomber sous le charme incomparable d’une éminente science historique alliée à un non moins éminent esprit romain.

En voici des extraits : « Au cours du différend entre Philippe le Bel et Boniface VIII, on n’avait cessé de répéter que le roi de France n’a nul souverain hors Dieu et que ses actes ne relèvent de personne ici bas. C’était affirmer l’absolutisme royal et forger les chaînes des sujets, ecclésiastiques et laïques. Philippe avait échappé à un jugement du pape ; son fils Louis X eut affaire à une révolte générale. Au point de vue international, la France n’avait elle pas cependant remporté un incomparable triomphe ? Contemplez encore aujourd’hui ce colossal palais, à demi restauré, qui, du rocher des Doms, domine le Rhône large et impétueux : ce fut le Vatican français (...) Soixante treize ans durant, le St Siège ne compta que de papes français (...) Ici encore je m’arrête et je pose la question : fût-ce un bien même pour la France ? Les historiens étrangers, y compris les plus renommés, ont traité et traitent encore les papes d’Avignon avec une malveillance qui touche parfois à la calomnie. Ces papes furent de vrais papes et n’oublièrent pas leur mission essentielle, universelle, catholique (défense intégrale de la doctrine, mission apostolique en organisant les missions en Chine, en Perse, en Arménie, en Egypte, en Abyssinie, au Maroc etc.) (...) Et cependant, force nous est de le reconnaître, le séjour de la papauté en Avignon a été néfaste et, si peu flatteur que ce soit pour notre amour propre, ce n’est pas à tort que l’histoire de l’Eglise le compare à la Captivité de Babylone. La papauté, pour ne rien perdre de son caractère universel et international, a besoin non seulement d’être libre mais de le paraître (...) Par son appel au pape, en 1431, appel repoussé par ses juges, fauteurs de schisme, la sainte héroïne, Jeanne, avait montré à ceux qui trop facilement l’oubliaient le centre de l’unité, le chef désigné par le Christ, le pontife romain. Grâce à elle la monarchie nationale et la France catholique ramenées à leurs traditions allaient retrouver leur juste place dans l’Europe et dans l’Eglise. En vérité Dieu n’a point agi de même avec tous les peuples ! (...) Vers 1560, la situation de l’Eglise semblait désespérée (des pays entiers venaient de sombrer dans le protestantisme). Elle se tourna vers le peuple de France et lui posa la question du Christ aux douze apôtres : « Et vous aussi, voulez vous vous en aller ? » Et le peuple de France répondit comme Simon Pierre : « Seigneur, à qui irions nous ? Vous avez les paroles de la vie éternelle ». Trente deux années durant il allait verser des flots de sang pour demeurer catholique et romain » !

Pour que nos deux prélats français aient eu cette perspicacité dans des circonstances à la fois propres à chacun mais analogues et très délicates, leur science aussi étendue fut elle, et que possédaient aussi plus ou moins leurs pairs et contemporains, ne pouvait suffire. Devait s’y ajouter une espèce d’instinct qui n’est bien sûr pas de l’ordre de la nature car intimement lié à la foi, qui est donc surnaturel et révélateur d’un degré de foi aussi hors du commun, inséparable d’un degré semblable dans la vie intérieure de la grâce. Ce sens aigu de la foi, connaturel à l’esprit éminemment romain, est un trait d’autant plus extraordinaire chez le plus ancien qu’il ne vécut jamais à Rome mais exclusivement à Paris, capitale du gallicanisme qui n’était pas mort, et très contaminée dans les milieux catholiques par les idées libérales répandues surtout depuis la Révolution.

Il nous est particulièrement agréable de voir ces deux grandes figures du clergé français, au XXème siècle, réunies sous la même bannière !

B.Y., février 2016

[i] tout à fait dans la ligne de l’enseignement de Pie IX, entre autres, que Mgr Baudrillart devait très probablement connaître sinon, semble t il, la plupart des évêques français... ; notamment dans « Quanta Cura » avec le fameux « Syllabus », du 8 décembre 1864, condamnant déjà la thèse du « droit commun » ou des propositions comme « l'Eglise doit être séparée de l'Etat et l'Etat séparé de l’Eglise », « à notre époque, il n'est plus utile que la religion catholique soit considérée comme l'unique religion d'Etat, à l'exclusion de tous les autres cultes », « il est faux que la liberté civile de tous les cultes et que le plein pouvoir laissé à tous de manifester ouvertement et publiquement toutes leurs pensées et toutes leurs opinions, jettent plus facilement les peuples dans la corruption des moeurs et de l'esprit; et propagent la peste de l'indifférentisme » etc.. ; donc condamnant aussi à l’avance la liberté religieuse et l’œcuménisme de Vatican II car de facto et de jure cela met sur un pied d’égalité la religion catholique et les autres religions, la vérité et l’erreur, ce qui est en soi inacceptable aux yeux de la foi catholique.